Article rédigé par Nelly Souquet et Yves Floury, membres de l’association Plaeraneg Gwechall
Hardi « capitaine » à 16 ans : François LE LOUARN sauve l’équipage de la « Jeanne » !
Nombreux sont celles et ceux qui ont la chance un jour de croiser sur leur chemin une personne dont les propos ou les encouragements furent déterminants pour leur vie professionnelle. Mais la chance ne suffit pas toujours à elle seule, encore faut-il réunir courage et détermination pour que le rêve devienne réalité.
Quand le jeune François LE LOUARN, né à Lanloup le 28 août 1887, rencontre à l’âge de 14 ans, le lieutenant de pêche PINEL, il ne peut pas imaginer que cette rencontre sera déterminante. Le lieutenant PINEL lui conseille vivement de préparer le brevet de commandement, point de départ d’une brillante carrière de capitaine de la marine marchande. Deux ans après cette rencontre, à 16 ans, au large du Portugal, il ramène, seul à la barre, après plusieurs jours de navigation, l’équipage de la goélette Jeanne, voué à une mort certaine.
Dès son plus jeune âge, François ressent pour la mer et le milieu maritime une réelle fascination et un grand intérêt. Au sein de la famille LE LOUARN, François, son père est marin et son frère Guillaume, de 11 ans son aîné, commande dès 23 ans le navire La Diligente du port de Binic. Comme bon nombre de ses jeunes camarades, à 12 ans, il faut embarquer. C’est sur le bateau que commande son frère qu’il va partir pour une première campagne à Islande comme mousse. Même s’il a souvent entendu de nombreuses histoires sur la vie à bord, cette fois il doit se confronter à la vie dure et éprouvante à bord, aux sarcasmes de certains membres de l’équipage, aux corvées les plus pénibles dévolues aux mousses. Il est probable que François a très vite pensé qu’il ferait tout pour échapper à ces terribles conditions mais jamais sans cesser de naviguer, car la mer l’habite !
Aussi, lorsqu’il rencontre le lieutenant de pêche PINEL, fut-il particulièrement attentif aux conseils de celui-ci ! : « Prépare le brevet de commandement, François. Tu en as la capacité »*. Retourner à l’école ! Quelle idée ! Celle-là, il n’y avait pas pensé. A l’école de Plouha, le frère Philippe, frère des écoles chrétiennes, un des frères « à quatre bras » comme on les appelait, accueille les soirs d’hiver quelques jeunes du pays. Il s’est donné pour mission de leur inculquer, à la lueur des chandelles, les bases de la navigation maritime et de les préparer aux brevets de marine. Chaque soir, sur le chemin entre le domicile familial de Lanloup et l’école de Plouha, le jeune François, bravant le froid et un peu sans doute la peur de la nuit, se prend à rêver. Il se voit capitaine de l’une de ses élégantes goélettes qui dès le mois de mars mettent le cap vers Saint Pierre et Miquelon, Terre-Neuve ou Islande. François ne manque aucun des cours du frère Philippe, tant est forte en lui la volonté de voir son rêve aboutir. Mais les cours du soir à Plouha ont une fin. Le mousse, François LE LOUARN, doit embarquer.
Cap sur l’Espagne
En ce début de printemps 1903, François a 15 ans. Même s’il répugne à naviguer sous les ordres de son frère Guillaume, il embarque fin mai. Il met son sac sur la Jeanne, de l’armement François Le GUYADER, amarrée au port de Paimpol et placée sous le commandement de son frère. Pour cette campagne de 1903, la goélette Jeanne est armée en chasseur. Avec cinq hommes d’équipage, Guillaume LE LOUARN a pour mission de rejoindre à mi-campagne les navires de l’armement, en pêche sur les bancs de Saint Pierre, pour les ravitailler notamment en sel et ramener les morues de la première partie de campagne. A la fin de ce mois de mai 1903, la Jeanne appareille de Paimpol pour charger du sel à Cadix en Espagne. Le voyage se déroule sans encombre et les opérations portuaires ne posent aucun problème.
Une initiative malheureuse
Le mercredi 10 juin 1903, la Jeanne, les cales chargées de sel, profite de vents portants pour appareiller de Cadix et mettre le cap vers Saint Pierre. Les conditions météorologiques sont favorables aussi le capitaine Guillaume LE LOUARN appelle son frère à la barre.
« Je vais me donner un peu de repos. Le cap est facile, nous n’en changerons pas de sitôt à moins que la brise tourne. Tiens bon là deux heures, même voilure, même allure, même route. »*
Les consignes du capitaine à son frère sont claires et a priori pas de raison de craindre un quelconque problème. Cela, c’était compter sans la fougue de François ! Prendre la barre de la Jeanne ! François considère cette mission comme un honneur et il entend bien, avec de telles conditions de navigation, en profiter. Un peu trop sans doute ! François aperçoit sur les devants un trois-mâts espagnol qui courait par le travers de la Jeanne. Il se rend vite compte que le navire ibérique prenait le vent bien maladroitement alors qu’il naviguait toutes voiles dessus. Décidément, la façon de naviguer de ces espagnols mérite une bonne leçon de la part d’un marin breton fier et intrépide.
François ne peut se retenir. De son propre chef, il déroute la Jeanne de quelques degrés et met « le nez dans la plume ». Il force le trois-mâts et se rapproche si près de celui-ci que les espagnols, vexés, le font savoir par trois violents coups de sirène. Il n’en faut pas plus pour sortir Guillaume LE LOUARN de son sommeil. En bon capitaine, Guillaume ne dormait que d’un œil ! En moins de temps qu’il ne le faut, Guillaume sort de son couchage et reprend la barre de la goélette, jurant après son frère qu’il expédie manu militari au poste. La sanction est immédiate : consigné deux jours avec privation de vin et de viande. François va se souvenir toute sa vie de cet incident, mais pas précisément pour le régime « biscuit sec et eau » auquel son audace l’a condamné. Dès le premier soir, François n’a le droit que de tremper sa cuillère dans sa soupe légère, l’estomac bien vide et les yeux tournés vers l’équipage qui vient d’entamer avec gourmandise des conserves de viande espagnoles achetées avant le départ de Cadix. Bien que ressentant encore les douleurs vives de son postérieur meurtri, son frère a réellement un coup de pied vigoureux, François finit par trouver le sommeil.
Les conserves sont avariées !
Vers minuit, dans un demi-sommeil, François entend comme des gémissements. L’homme de quart vient le réveiller : « Debout François ! Rien ne va plus pour personne ici. Reprends la barre ! »*
François n’en croit pas ses oreilles. Reprendre la barre alors que, quelques heures plus tôt, son frère, dans une colère noire, l’en a vertement dégagé ! L’homme de quart devenant insistant, François se lève en hâte et remonte sur le pont où il croise Guillaume titubant : « Empoissonnés, mon petit François. Nous sommes tous empoisonnés, sauf toi … Ces conserves de viande espagnoles ! »*
Guillaume et tout le reste de l’équipage commencent à délirer. L’un des marins, un dénommé LE ROY, originaire de Pleudaniel, tente même dans son délire d’enjamber la lisse puis de se pendre. Il est arrêté à temps et il est descendu au poste où les autres membres de l’équipage, vautrés à même le plancher, hurlent de douleur.
Seul, à la barre pour sauver navire et équipage
La situation à bord s’aggrave au fil des heures. A partir du 13 juin, Guillaume ne peut plus faire le point. Le lundi 15 juin, pavillon en berne, la Jeanne est approchée par un trois-mâts allemand dont l’équipage donne des médicaments et des conseils pour les soins. Hélas, le mardi 16 juin à trois heures de l’après-midi, François assiste impuissant au décès de son frère. Puis, c’est le second du bord, atteint par le « mal des ardents », qui se paralyse progressivement. Il réunit ses dernières forces pour supplier François d’agir : « Nous y passerons tous à défaut de soins. Sais tu faire le point mon garçon ? Essaie toujours ! Trouve la terre, la terre à tout prix. »*
Très vite, il faut trouver une solution. Être quelques heures à la barre, le temps d’un quart, François sait faire. Mais là, il faut tracer une route, manœuvrer et mettre le cap vers le port le plus proche. Seul, tout seul ! Un instant, François se transpose dans cette classe de Plouha et se remémore les enseignements du frère Philippe au tableau noir. N’écoutant plus que son courage, en mémoire de son frère aimé, désormais parti pour son dernier voyage, pour tout cet équipage dont le salut ne dépend plus que de lui, François décroche la montre marine que Guillaume lui avait confié avant de rendre l’âme. Il ajuste le loch, nécessaire pour connaître la marche du navire, puis mesure au sextant la hauteur du soleil. A l’issue de ces relevés, François tire avec précision sur la carte le trait de sa route. Le cap vers les côtes portugaises est bon, mais il reste encore de très nombreuses heures de navigation.
François reste vigilant, lutte contre la fatigue. La nuit tombée accroit les risques, amplifie les inquiétudes et les doutes. Mais qu’importe ! Il faut tenir coûte que coûte ! Enfin, le 20 juin 1903, la Jeanne, battant pavillon de détresse, rentre au port de Lisbonne. Désormais, la goélette est à quai. L’équipage, hormis, hélas, Guillaume décédé en mer, est sauvé.
Mais il reste encore pour François une dernière épreuve. Encadré par plusieurs gendarmes portugais, impressionnants avec leurs moustaches et leurs uniformes colorés, François doit s’expliquer et convaincre les autorités que lui seul a réussi à ramener navire et équipage à bon port. En réponse à la question des autorités sur son âge, François répond avec aplomb : « J’aurai seize ans le 28 août de cette année ! »*
Une réponse qui les laisse tous pantois. Ne pouvant plus résister à ce sacré sommeil qui le guette depuis si longtemps, sans attendre une nouvelle question, François choisit le premier fauteuil devant lui et s’endort dans le grand salon du consul de France au Portugal !
*Ces propos sont ceux que le second de la Jeanne a tenus après le retour de la goélette à Lisbonne.
Pour aller plus loin
François LE LOUARN, dernier « seigneur d’Islande »
François LE LOUARN est né à Lanloup le 28 août 1887. Son père, François, était marin et sa mère Marguerite, née MEVEL était ménagère, tous deux résidant à Lanloup. Très jeune, dès l’âge de 12 ans, François embarque pour la première fois sur la goélette La Diligente, de l’armement VERRY-CARFENTAN de Binic, sous le commandement de son frère Guillaume. Il participe à sa première campagne à la morue à Terre-Neuve. La rencontre, quelques temps plus tard avec le lieutenant de pêche PINEL fut déterminante. Il lui conseille de s’engager dans la préparation des brevets de marine.
Premiers apprentissages en cours du soir à l’école de Plouha. Plusieurs années plus tard, François obtient son brevet de commandement. Il attache son nom à la goélette la Glycine pendant 35 années et a comme compagnon de quart sur ce navire, de 1932 à 1934, le futur commandant Guillaume Le CONNIAT, avant son naufrage à bord du Pourquoi pas du Docteur CHARCOT en 1936, sur les côtes islandaises. François termine sa carrière de navigation en 1939 à Dunkerque.
Le 19 décembre 1942, le Ministre de la Marine Marchande délivre la médaille d’honneur des marins du Commerce à François Le Louarn, capitaine de la Marine Marchande, en récompense de ses bons et loyaux services. Le temps de la retraite arrivé, François ne peut pas se détacher de la mer. Possédant un doris baptisé Alcyon, mouillé à Kérarzic ou à Port Lazo, il fait le goémon pour les cultivateurs et va souvent pêcher aux « Rohou ». A Plouézec, pour rendre hommage à ce vaillant capitaine islandais, une rue communale a été dénommée François Le Louarn (il fera partie du conseil municipal de Plouézec) par le conseil municipal de la commune associé à celui de Paimpol.
François décède le 26 mars 1970 à Kérity où il avait élu domicile. Un mois plus tard, le journal Ouest-France, en date du 16 avril 1970, consacre une page entière au « dernier seigneur d’Islande ».
Sources :
Musée Mémoire d’Islande
Région Bretagne : Inventaire du patrimoine culturel en Bretagne
Les navires chasseurs : ravitaillement et un peu d’air du pays à mi-campagne islandaise
En ce mois de juin 1903, François LE LOUARN est à bord de la Jeanne, goélette armée en navire chasseur. Le rôle des navires chasseurs est capital dans le déroulement des campagnes de pêche à la morue à Islande. Les goélettes armées pour Islande ne peuvent pas stocker la totalité de la campagne de pêche qui dure au moins 6 mois. Le navire chasseur, avec un équipage de 6 à 8 marins, est chargé de rejoindre vers le milieu de la campagne, en un lieu convenu avec les capitaines des navires de l’armement, les goélettes en pêche pour apporter le sel, mais aussi des vivres, du courrier, des voiles rechange ou encore des engins de pêche. Pour le retour, le chasseur embarque les morues de la première campagne qui seront ramenées notamment à Bègles-Bordeaux pour leur commercialisation. La venue du chasseur sur les lieux de pêche, c’est aussi un peu d’air du pays que respirent tous ces hommes partis pour six mois si loin de chez eux.
Dans un mémoire imprimé en 1907, Joseph MOIGNET, du village de Lislec’h en TREMEVEN, retrace avec émotion sa campagne 1906 en ISLANDE à bord de la Jeanne, 2 ans après les évènements vécus au Portugal par François LE LOUARN. Cette fois la Jeanne de l’armement F. LE GUYADER a été armée pour la campagne islandaise. Il raconte la venue du chasseur Morgane, affrété par l’armement pour ramener les morues de la première campagne. Cette année-là, 1906, la Jeanne quitte Paimpol le 15 février ! C’est dire si l’équipage va devoir naviguer et pêcher au plein cœur des terribles hivers islandais.
« C’est le 31 mars que nous trouvons, non sans joie, notre chasseur Morgane. Nous sommes allés à bord. Notre caisse et nos lettres s’y trouvaient. Ce fut un moment de plaisir. Chacun raconte les nouvelles du pays.
Le 7 mai, nous faisons route pour Reykiavik. Le lendemain 8, nous arrivons et le 9 nous débarquons notre morue.
Le 11, la morue débarquée, l’équipage se divise en deux, une bordée va faire de l’eau et l’autre s’occupe du lavage du bateau. Le lendemain, il y a échange dans le travail.
Le 14, nous aidons notre chasseur qui a reçu notre morue pour l’expédier à Bordeaux. Nous eûmes beaucoup de peine à virer son ancre. » Joseph MOIGNET
La Jeanne terminera cette campagne 1906 au début du mois de septembre, soit au terme de près de six mois et demi en mer !
Sources :
Musée Mémoire d’Islande
MOIGNET Joseph, « Ma campagne en Islande – A bord de la Jeanne du 15 février au 7 septembre 1906 », Imprimerie ANGER ROUQUETTE, Guingamp, 1907
La Glycine : 35 années à bord pour François LE LOUARN
L’épopée maritime de François LE LOUARN est indissociable de la Glycine, superbe goélette paimpolaise.
La goélette Glycine, 180 tonneaux, sort des chantiers BONNE en 1911, pour le compte de l´armement DUFILHOL de Paimpol, en remplacement de la Marivonnic, tragiquement engloutie. Elle fera campagne à Terre-Neuve avant Islande, avec six autres navires. Elle sera cédée en 1928 aux armements T. Le MERDY et G. BERTHO de Paimpol, afin d´être armée pour la pêche à Islande.
Ses premières campagnes furent fructueuses jusqu´en 1920. Pour la campagne de 1916, pendant la Grande Guerre, les armateurs doivent entrer dans un groupement, pour armer un bâtiment pour Islande. Le Gouvernement s’est préoccupé de développer la Grande Pêche pour approvisionner l’armée et la population civile. La Glycine de l’armement DUFILHOL (Paimpol-Lorient) fait partie de cette expédition avec neuf autres navires du groupement, dont l’Anémone, construite la même année, au chantier Bonne. La production sera exceptionnelle, avec une moyenne de 157 000 morues par bateau. L’absence de chalutier à vapeur pendant cette campagne profitera aux voiliers français. Par comparaison, la pêche du premier islandais, « l’Occasion » en 1852, bateau dunkerquois, commandé par le capitaine DRUEL, comptabilisait seulement 11 500 morues en première pêche et 18 677 morues en seconde pêche.
La Glycine rentrant à Cardiff le 18 août 1934. © Droits réservés
En 1932, la Glycine, commandée par François Le LOUARN et François JOUANJAN comme second, tous deux de Plouézec, ramènera 165 000 morues ! Un record ! Nombre de marins de Plouézec feront aussi plusieurs campagnes sur la Glycine.
L’année 1935 sonne pour le pays paimpolais l’arrêt définitif des campagnes de pêche à la morue. Partie avec le Butterfly, qui lui ne reviendra pas à Paimpol, pour cette dernière campagne 1935, la Glycine bien que motorisée, ne rapportera que 4 000 morues, un résultat déficitaire pour l’armement paimpolais. L’épopée islandaise est désormais finie. Bien qu’ayant affronté les plus terribles tempêtes et avoir navigué dans les plus difficiles conditions, au large d’Islande et du Groenland pendant près de 4 décennies, ce n’est pas sur les fonds de l’Atlantique Nord que la Glycine repose mais sur les fonds de la Méditerranée ! Vendue à Yves CADIOU de Trégastel qui ‘arme au grand cabotage en Méditerranée, la Glycine coulera dans les parages de Gibraltar en août 1939, allant de Setúbal à Tanger, avec un chargement de ciment. L’équipage de 7 hommes sera sauvé.