Transcription d’un texte dactylographié écrit par J.-B. Ollivier, capitaine de la marine marchande, don de M. Leforestier au fond documentaire Roger Courland en août 2022.
Dans ce texte, tenu comme un journal de bord, M.Ollivier raconte comment son équipage et lui même ont fait face à l’échouage de leur navire sur des récifs, leurs manœuvres pour tenter de sauver le bateau puis eux même et leur sauvetage.
Récit du naufrage de « L’ANTOINETTE »
Le mercredi 18 décembre 1918, vers 6 heures du matin, nous levions l’ancre sur rade de Colon, à destination de Wilmington (Caroline du Nord). Nous étions à la remorque du « MONTE BELLO », qui nous quitta le jeudi 19 vers 6 heures du matin. A 8 heures, nous étions sous toutes voiles, et nous voguions seuls par jolie brise du N.E. ¼ E., mer houleuse. Le vendredi 20, la brise fraichit dans l’après-midi et se met à grains. « L’ANTOINETTE », tout en étant au plus près bon plein, donnait ses 7,5 nœuds[1], ce qui nous mettait la joie dans l’âme en pensant que nous serions pas longtemps pour nous rendre à destinations, surtout que nous savions prendre un chargement pour France où nous allions connaître les joies de la vie de famille dont nous étions sevrés depuis 16 mois.
Dans la nuit du 20 au 21, nous devions doubler les derniers bancs de corail se trouvant sur notre route et comme les vents étaient trop juste pour passer au vent[2], nous passions entre deux bancs distants d’environs 30 miles[3] l’un de l’autre en longitude.
De 8 heures à minuit, j’étais de quart. A 16 heures, d’après l’estime nous devions avoir doublé le 1er banc « RONCADABANK, et le capitaine fit loffer[4] de 5°. Cette route nous faisait passer à 25 milles du banc Nord. A minuit, le loch[5] accusait 30 milles, et je rendais le quart à Monsieur SAINTILAN, sans aucun souci. La brise rafraichissait toujours et nous allions à 8,5 nœuds à ce moment.
A 2 heures 45, le Capitaine monta sur le pont et pour plus de prudence fit encore loffer de 5° puis descendit se recoucher bien tranquille, car à ce moment l’estime nous plaçait par le travers de la pointe Nord du banc « QUITA SUENOS » et à 25 milles dans l’Est. En tenant compte du courant qui d’après les cartes porte au N.O., nous pouvions donc être sans craintes.
À 4 heures, le bosco prend le quart, et devait m’appeler simplement un peu avant le jour pour que je puisse prendre un peu de thé, avant de me mettre à l’ouvrage.
Vers 4 heures 45, une forte secousse se produit, me faisant sauter sur mn lit. Réveillé en sursaut, je crus tout d’abord que c’était l’écoute qui venait de se rompre. À la hâte, je prends mon pantalon et sors sur le pont. Un triste spectacle s’offrit à ma vue. A 50 mètre à peine sous le vent toute une ligne de brisants était là.
Le bateau qui, au moment du 1er talonnage donnait une vitesse de 8,5 N., continuait son ascension sur les récifs et donnait de fortes secousses sur le fond, compromettant la mâture et c’est à peine si nous pouvions tenir debout sur le pont.
Au premier moment, le Capitaine avait fait mettre la barre toute dessous, espérant le faire loffer, mais le navire n’obéissait plus à la barre et déjà l’avant se trouvait « dégangé » de près d’un mètre. La première manœuvre fut de carguer[6] partout car vent et mer nous poussaient toujours plein en avant sur les récifs… Cette manœuvre terminée, le Capitaine fit mettre les quatre embarcations à l’eau, manœuvre des plus délicates à cause des fortes secousses dont le navire était sujet. Toutes ces embarcations prirent place sous le vent du navire et mouillèrent leur grappin à une quinzaine de mètres du bord ; 2 hommes restèrent à bord.
À 7 heures, la sonde n’accusait toujours pas d’eau dans la cale. Le navire n’était donc pas crevé. Voyant cela, le Capitaine fit manger son équipage et dit de faire un petit sac, en emportant ce que chacun avait de plus précieux, car la mer était grosse, et il ne fallait pas surcharger les embarcations.
Depuis le moment de l’échouage, la radio avait lancé des appels « Au secours », mais rien ne répondit. D’ailleurs, les fils d’antennes furent bientôt cassés par les secousses que donnait la mâture.
Une fois tout le monde restauré, une grande partie des sacs furent mis dans la petite baleinière où le Capitaine devait prendre place. Pour moi, je voulus garder ma valise près de moi, et celle-ci ne fut embarquée que plus tard. Bien m’en prit comme on le verra par la suite.
Jusqu’à 8 heures, la sonde n’accusait pas d’eau et le charpentier, à qui ce travaille incombe, sondait à chaque minute. Ce ne fut que vers cette heure que la sonde marqua 25 cm. d’eau ; le Capitaine jugeant le navire crevé, demanda notre avis pour l’abandon, au 1er lieutenant et moi.
Jugeant le navire crevé et qu’à chaque moment la mâture pouvait tomber, d’un autre côté le navire prenant la gîte du côté tribord et le pont couvert constamment par les lames, nous fûmes de son avis. Le Capitaine donna donc l’ordre d’évacuer le navire, ce qui se fit sans panique et chacun prit place dans son embarcation respective.
Les 2 embarcations de sauvetage, l’une commandée par le 1er lieutenant -la baleinière- et 8 homme ; l’autre avec 8hommes et commandé par le bosco, quittèrent le bord et furent mouillées à ½ mille dans le vent. La petite baleinière et 5 hommes se tint sur les avirons, à l’abris du navire en attendant le Capitaine. La chaloupe avec 14 hommes et dont j’avais pris la barre se disposait à rejoindre les deux autres lorsque, tout à coups, on vit la baleinière happée par une lame sur les récifs et roulée avec tout son armement. Je me disposai à leur filer une bouée sur un orin[7] en m’approchant le plus possible des récifs lorsque nous aperçûmes la baleinière redressée et des hommes vider l’eau. Comme celle-ci était en eau calme, elle était en sûreté aussi ; comme notre intervention aurait été inutile et dangereuse, nous restâmes à l’abris du navire en attendant le Capitaine, qui ne se résigna à partir qu’au dernier moment.
Depuis le commencement de l’échouage jusqu’au moment de l’abandon, le navire n’avait cessé de donner de forts coups de roulis. Il fallait voir cette pauvre mâture ! Vraiment, elle était solide, et à part quelques ferrement[8] de cassés, rien n’avait bougé. Avec cela la mer était devenue grosse (très) et le pont était balayé et continuellement couvert par les lames, surtout à l’arrière. Vers 9 heures, la secousse fut si forte, que je crus bien que la mature tombait. Il n’en fut rien, à part quelques pièces de ferrailles tombant sur le pont. Malgré, cela, la situation était critique et le Capitaine se résigna à quitter le bord, et rejoignit les 2 autres embarcations. C’est un crève-cœur de quitter un navire surtout lorsque nous avons vécus longtemps à bord. Pour moi cela faisait 39 mois, jour pour jour, enfin, il le fallait.
Vers 1 heure de l’après-midi la mer devint tellement grosse que les embarcations cassèrent leur orin. L’on s’en fut donc plus au large ; les deux embarcations de sauvetage s’embossèrent[9] sur la chaloupe. C’est là que je pris le commandement de la chaloupe de sauvetage.
Jusqu’au 2 heures, la baleinière étant toujours au même endroit, le Capitaine fit appareiller la baleinière – seule embarcation à 2 mats, – pour aller à leur secours en contournant les bancs. Ils étaient déjà loin lorsque nous aperçûmes la baleinière traverser la barre et venir vers nous. Je fus donc près d’eux avec la chaloupe, et les ayant pris à mon bord, je m’en vins m’embosser sur la chaloupe. La baleinière fut laissée à la dérive et l’autre ayant aperçu la manœuvre s’en revint également. Par malheur, il manquait un homme : le mousse « ÉTIENNE ARSÈNE» avait dû être tué sur le coup. Voici d’ailleurs les rapports des témoins.
-Par mégarde sans s’en apercevoir, l’ont se vit très près des récifs Avant que nous ayons eu le temps de faire forcer les rames, notre embarcation fut prise par 5 lames et roulée seulement à la 3e. LEROUX, LEGRAND et BESCOND ayant rattrapé les premiers, la baleinière, se mirent en devoir de la vider avec ce qui nous restait. A ce moment, ils aperçurent le mousse, la tête sous l’eau, et le charpentier sur les récifs venant vers eux. A ce moment, une autre lame vint et ils eurent beau regarder le pauvre mousse avait disparu. Une fois la baleinière vidée, ils sauvèrent les avirons, le chronomètre et la longue vue, seules choses qui restaient du naufrage. Ce sont des choses bien tristes tout cela et que ma plume ne peut dépeindre.
Vers 4 heures et avant la nuit, la mer était devenue toujours de plus en plus grosse, nous changeâmes encore de mouillage. Nous étions à environ 1 mille de « L’ANTOINETTE ». Une fois là nous mangeâmes un peu. Pour cette chose, nous étions bien tranquilles car les vivres ne manquaient pas. Le but du Capitaine était de ne pas s’écarter de façon à voir ce que le navire aurait eu fait pour le lendemain. Lorsque vers 1 heure du matin le câble retenant la chaloupe se rompit ; alors nous nous remontâmes un peu dans le sud au moyen des avirons, puis nous mîmes à la voile. Pour ce temps, il faisait clair de lune et l’on pouvait encore se voir à petite distance. Mais, ce qui devait arriver, arriva : nous nous perdîmes de vue. N’ayant aucune carte, je ne voulus point m’aventurer trop loin, de peur des récifs ; aussi je continuais à faire de petites bordées en venant reconnaître « L’ANTOINETTE ». Celui-ci donnait une forte bande sur tribord[10], mais sa mâture était toujours en place, et j’espère bien que maintenant si celle-ci n’était pas tombée, elle aura fait chavirer le navire sitôt que le salpêtre aura fondu.
Au jour donc, je reconnus les deux autres embarcations bien au vent de nous ; la chaloupe vint près de nous et nous virâmes de bord pour doubler le banc, puisque voyant l’état où se trouvait notre navire, celui-ci était bien perdu à tout jamais. De plus nous avions une grosse mer ; aussi le Capitaine donna-t-il l’ordre du départ. Nous contournions donc les bancs et mettions cap à 0°/4 S.O. sur la terre la plus propice pour atterrir.
Un détail : il résulte de l’observation du capitaine à midi, le banc s’étendrait à 8 miles plus au Nord qu’il ne l’est porté sur les cartes.
Toute l’après-midi nous fîmes vent arrière et d’une vitesse d’environ 5 nœuds, plus la lame qui nous poussait, lorsque, vers 5 heures du soir, nous aperçûmes un vapeur courant au NNO. Alors commencent les signaux en lui coupant la route sur l’avant. Heureusement car le Capitaine ne voulait pas stopper parait-il, nous prenant pour des pirates. Enfin, nous ayant reconnu, il stoppa. Il fallait voir les matelots : ils perdaient la tête à l’accostage et je ne fis pas ce que j’aurais voulu. Enfin nous eûmes le bonheur de monter à bord tous sain et sauf. Nos deux embarcations furent embarquées elles aussi. Nous étions donc sauvés et à l’abris du danger, Dieu soit loué ! Le vapeur qui a recueilli était le « TERRIER », navire norvégien qui a maintes reprises s’est trouvés dans les ports en même temps que nous.
Nous y avons trouvé un accueil charmant et empressé et j’espère que cela continuera jusqu’au bout. Il va à SAVANNAH, et j’espère y arriver dimanche matin.
Je suis toujours en parfaite santé et aucune blessure, chose essentielle. Maintenant, que nous arrivions vite à destination, car j’en ai bien hâte.
[1] 0.53 km/h
[2] Devant
[3] 1 mile marine fait 1.852 kilomètres
[4] Ou lofer : rapprocher le bateau de la direction du vent
[5] Instrument de mesure de la vitesse
[6] Replier les voiles
[7] Cordage
[8] Pièces métalliques soutenant le mât
[9] S’amarrer par l’avant et l’arrière
[10] Gîtait, était penchée